Thèse du jour : La conférence en IA n’est plus un congrès, mais un écosystème
Traditionnellement, une conférence scientifique était un lieu où l’on venait montrer son travail. Aujourd’hui, on y vient d’abord pour trouver : un mentor, un partenaire, un investisseur, ou même un emploi. Le basculement est net :
Avant : "Je présente mon papier, donc j’existe."
Maintenant : "Je n’ai pas de papier, mais je peux quand même exister – et parfois mieux."
Ce changement s’explique par trois facteurs :
La surproduction scientifique : Avec plus de 100 000 papers en IA publiés chaque année (contre ~20 000 en 2015), les conférences ne peuvent plus tous les accueillir. Résultat : le rejet d’un article ne reflète plus nécessairement sa qualité, mais souvent le hasard des relectures ou la saturation des tracks.
L’économie de l’attention : Les chercheurs juniors (et même seniors) n’ont plus le temps de tout lire. Ils privilégient les échanges informels, où l’on capte l’essentiel en 10 minutes de discussion plutôt qu’en 20 minutes de présentation.
L’IA comme accélérateur de connections : Les outils de matchmaking (comme ceux utilisés à NeurIPS ou ICML) analysent les profils des participants pour suggérer des rencontres. On ne networke plus au hasard, on networke de manière algorithmique.
Contexte : Quand le "paper-less" devient la norme
Prenons quatre exemples concrets pour illustrer cette tendance :
1. Le cas des "poster sessions fantômes"
À la dernière ICLR 2025, un phénomène étrange a été observé : des posters sans auteurs. Des participants venaient discuter de travaux… qu’ils n’avaient pas soumis. Pourquoi ? Parce que les sessions posters sont devenues des espaces de brainstorming en temps réel, où l’on teste des idées avant même de les formaliser.
→ Implication : La frontière entre "travail publié" et "travail en cours" s’estompe. Les conférences deviennent des laboratoires vivants.
2. Les "mentoring corners" : le Tinder académique
Des événements comme EMNLP ou CVPR ont instauré des zones dédiées au mentorat, où des chercheurs confirmés (parfois des fellows de Google DeepMind ou Meta) réservent des créneaux de 15 minutes pour discuter avec des juniors. Pas besoin d’avoir un papier accepté pour en bénéficier – il suffit de s’inscrire via une plateforme (comme Gather.Town ou Hopin).
→ Implication : L’accès au réseau ne dépend plus de la notoriété, mais de la proactivité. Un étudiant en master peut discuter avec un chercheur de Stanford s’il a préparé les bonnes questions.
3. Les "unconferences" : l’anti-conférence
Des événements comme ML Unconference (organisé en marge de NeurIPS) n’ont pas de programme fixe. Les participants proposent des sujets le matin, et les sessions sont montées à la volée. Résultat : pas de comité de sélection, pas de rejet, juste de l’échange.
→ Implication : La valeur d’une conférence ne réside plus dans son prestige, mais dans sa capacité à générer des collaborations spontanées.
4. Le réseautage algorithmique : quand l’IA joue les entremetteuses
Des outils comme Conference Buddy (utilisé à AAAI 2025) analysent les CV des participants et suggèrent des rencontres en fonction des centres d’intérêt. Plus besoin de traîner près des stands de café en espérant croiser la bonne personne – l’algorithme vous la présente.
→ Implication : Le hasard devient calculable. Mais attention : si l’IA favorise les rencontres, elle peut aussi créer des bulles (on ne vous proposera que des gens "compatibles", limitant la sérendipité).
Analyse : Pourquoi cette mutation est une bonne nouvelle (sous conditions)
✅ Les gains
Démocratisation de l’accès :
Avant, une conférence était un club fermé. Aujourd’hui, un étudiant sans publication peut y trouver un directeur de thèse ou un stage chez DeepMind.
Exemple : Un post sur r/MachineLearning raconte comment un participant à ICML 2024 a décroché un poste chez Mistral AI après avoir discuté avec un recruteur… dans la file d’attente des toilettes.
Accélération de l’innovation :
Les idées circulent plus vite quand elles ne sont pas enfermées dans des papers.
Exemple : Le projet Stable Diffusion 3 est né d’une discussion informelle entre des chercheurs de Stability AI et des artistes lors d’une after-party à SIGGRAPH.
Moins de pression à publier :
La course aux publications mène souvent à des travaux incrementaux (voire du "salami slicing", où un seul résultat est découpé en 5 papers).
Avec le réseautage, la qualité prime sur la quantité.
⚠️ Les risques
L’illusion de la méritocratie :
Oui, on peut networker sans papier… mais les introvertis, les non-anglophones ou ceux qui ne maîtrisent pas les codes sociaux restent désavantagés.
Contre-exemple : Une étude de l’Alan Turing Institute montre que 60% des collaborations issues de conférences concernent des hommes blancs de moins de 35 ans.
La marchandisation des échanges :
Certaines conférences deviennent des foires aux recrutements, où les grandes entreprises (Google, Microsoft) "chassent" les talents avant même qu’ils n’aient fini leur thèse.
Risque : Les chercheurs juniors peuvent être détournés de la recherche fondamentale par des offres trop alléchantes.
La dépendance aux algorithmes de matchmaking :
Si l’IA suggère vos rencontres, qui décide des critères ?
Exemple : À NeurIPS 2024, des participants se sont plaints que l’algorithme de networking leur proposait systématiquement des gens du même labo ou de la même université.
Contrepoints : "Mais sans papers, on perd en rigueur !"
Certains chercheurs, surtout parmi les seniors, critiquent cette évolution :
Argument 1 : "Le niveau scientifique baisse"
→ Réponse :
Faux. Les discussions informelles permettent souvent des retours plus francs que les Q&A après une présentation.
Exemple : Le papier AlphaFold 2 a été amélioré après des échanges en off à ICLR, bien avant sa publication finale.
Argument 2 : "C’est du népotisme déguisé"
→ Réponse :
Partiellement vrai. Mais le népotisme existait déjà avec les comités de programme. Au moins, aujourd’hui, les opportunités sont plus visibles (via les outils de networking).
Solution : Des conférences comme Black in AI ou WiML (Women in Machine Learning) organisent des mentorat inversé, où les juniors choisissent leurs mentors.
Argument 3 : "On perd le côté 'archive scientifique'"
→ Réponse :
Les proceedings (actes de conférence) restent. Mais leur rôle évolue : ils ne sont plus le seul vecteur de diffusion.
Exemple : arXiv a déjà remplacé une partie de cette fonction. Les conférences deviennent des accélérateurs de discussions, pas seulement des vitrines.
Implications concrètes : Comment en tirer parti (sans se faire avoir)
Pour les chercheurs juniors (étudiants, doctorants) :
✅ Préparez des "elevator pitches" non-académiques :
- Pas besoin de décrire votre papier en 3 minutes. Dites plutôt : *"Je travaille sur X, et je cherche Y