Entre 1918 et 1939, Paris a connu une période de profondes transformations sociales et démographiques, marquée par l’afflux massif de populations venues de province ou de l’étranger, ainsi que par les séquelles de la Première Guerre mondiale. Pour retracer cette époque charnière, une équipe de chercheurs en histoire et en informatique a entrepris un projet ambitieux : la création d’une base de données numérisée recensant près de neuf millions d’individus ayant vécu dans la capitale durant l’entre-deux-guerres. Ce travail colossal, rendu possible grâce à l’intelligence artificielle, s’appuie sur l’exploitation systématique des archives de l’état civil, des recensements, des registres électoraux et des fichiers de police, souvent dispersés ou difficiles d’accès. L’objectif est de reconstituer les trajectoires individuelles – naissances, mariages, décès, changements d’adresse, professions – pour offrir une vision dynamique et fine de la société parisienne de l’époque.
L’utilisation de l’IA a permis d’accélérer considérablement le traitement des documents, parfois illisibles ou rédigés à la main, en automatisant la reconnaissance optique des caractères (OCR) et en croisant les données avec une précision inédite. Les algorithmes ont notamment permis de corriger les erreurs de transcription, d’identifier les homonymes et de suivre les déplacements des habitants à travers les vingt arrondissements. Parmi les découvertes déjà mises en lumière, on note l’ampleur des migrations internes, avec des ouvriers quittant les quartiers centraux pour la banlieue naissante, ou l’arrivée massive d’étrangers – Polonais, Italiens, Arméniens, Russes – fuyant les persécutions ou cherchant du travail. La base révèle aussi les inégalités criantes de l’époque : tandis que les classes aisées se concentraient dans l’ouest parisien, les quartiers populaires, comme Belleville ou Ménilmontant, abritaient une population précaire, souvent soumise à des conditions de logement et d’hygiène déplorables.
Ce projet ne se limite pas à une simple accumulation de données : il ouvre des perspectives inédites pour la recherche historique, en permettant des analyses quantitatives à grande échelle. Les historiens peuvent désormais étudier les effets des crises économiques – comme celle de 1929 – sur les trajectoires individuelles, ou mesurer l’impact des politiques sociales, telles que les soupes populaires et les logements sociaux émergents. La base offre aussi un éclairage nouveau sur des phénomènes moins documentés, comme le rôle des femmes dans l’économie informelle, ou la montée des tensions xénophobes dans certains quartiers. En rendant ces archives accessibles en ligne, les chercheurs espèrent également susciter l’intérêt du grand public, invitant les Parisiens d’aujourd’hui à explorer l’histoire de leurs ancêtres ou de leur quartier.
Au-delà de son intérêt scientifique, cette initiative soulève des questions éthiques et techniques. La numérisation massive de données personnelles, même historiques, interroge sur la protection de la vie privée et les risques de réidentification des individus. Les responsables du projet insistent cependant sur l’anonymisation des données et leur usage strictement académique. Par ailleurs, malgré les progrès de l’IA, certains défis persistent, comme la lecture des écritures manuscrites les plus complexes ou la reconstitution des parcours incomplets, notamment pour les populations les plus marginalisées, souvent absentes des registres officiels. Malgré ces limites, la base de données constitue une avancée majeure pour la connaissance de l’histoire urbaine, offrant un outil sans précédent pour comprendre les dynamiques sociales qui ont façonné le Paris moderne.
Enfin, ce travail s’inscrit dans une tendance plus large de digitalisation du patrimoine historique, où les technologies numériques transforment les méthodes de la recherche. En croisant l’histoire sociale avec les sciences des données, les chercheurs montrent comment l’innovation peut éclairer des périodes encore mal connues, tout en préservant la mémoire collective. Pour les générations futures, cette base pourrait devenir une référence, non seulement pour étudier l’entre-deux-guerres, mais aussi pour comparer les mutations démographiques passées avec les défis contemporains, comme la gentrification ou les crises migratoires. En donnant une voix aux millions d’anonymes qui ont vécu dans le Paris des années 1920 et 1930, ce projet redonne une dimension humaine à une époque souvent réduite à ses grands événements politiques ou culturels.