Juan Sebastian Carbonell explore dans Un taylorisme augmenté une thèse provocante : l’intelligence artificielle (IA) ne révolutionne pas tant le travail qu’elle ne prolonge et radicalise les logiques tayloriennes du début du XXe siècle. L’auteur, spécialiste des transformations numériques, y analyse comment les outils algorithmique et les plateformes automatisées reproduisent, sous une forme high-tech, les principes de division extrême des tâches, de contrôle minutieux des gestes et de déshumanisation des travailleurs que Frederick Winslow Taylor avait théorisés pour les usines fordistes.
Le livre démonte d’abord le mythe d’une IA « émancipatrice », capable de libérer les humains des tâches pénibles. Carbonell montre au contraire que les algorithmes, en standardisant les processus (comme dans les entrepôts Amazon ou les centres d’appels), accentuent la parcellisation du travail et soumettent les employés à une surveillance permanente, bien plus intrusive que les contremaîtres d’autrefois. Les outils de people analytics, par exemple, traquent en temps réel la productivité, les pauses ou même les émotions des salariés, instaurant une forme de management par les données qui rappelle le chronométrage taylorien, mais à une échelle et avec une précision inédites.
L’ouvrage souligne aussi comment l’IA renforce les asymétries de pouvoir entre employeurs et travailleurs. Les plateformes comme Uber ou Deliveroo illustrent cette dynamique : sous couvert de « flexibilité », elles externalisent les risques (accidents, revenus aléatoires) vers les travailleurs tout en conservant un contrôle absolu via des algorithmes opaques. Carbonell parle d’un « néo-taylorisme » où la technologie permet de dissoudre les collectifs de travail (syndicats, solidarités) en individualisant les évaluations et les sanctions, rendant toute résistance plus difficile. Les promesses d’autonomie se heurtent ainsi à une réalité de subordination algorithmique, où le travailleur devient un simple exécutant de décisions prises par des machines.
Enfin, l’auteur interroge les limites de ce modèle. Si le taylorisme classique avait buté sur la résistance des ouvriers et ses propres contradictions (turnover élevé, désengagement), le « taylorisme augmenté » pourrait, selon Carbonell, rencontrer des obstacles similaires. Les grèves de livreurs ou les sabotages d’algorithmes (comme le gaming des systèmes de notation) révèlent déjà des formes de contestation adaptées à l’ère numérique. Le livre se clôt sur un appel à repenser le travail à l’aune de ces enjeux, en plaidant pour une régulation forte des technologies et une réappropriation collective des outils, afin d’éviter que l’IA ne devienne simplement le dernier avatar d’une exploitation rationalisée à outrance.
Avec un style accessible et des exemples concrets, Un taylorisme augmenté offre une critique acérée des discours technophiles, rappelant que l’innovation ne rime pas forcément avec progrès social. En croisant histoire du travail et analyse des plateformes, Carbonell invite à voir dans l’IA non une rupture, mais une continuation – et une aggravation – des logiques capitalistes de domination, qu’il urge de déconstruire.