Les économistes Neil Malhotra et David Broockman ont identifié un nouveau profil politique émergent parmi les entrepreneurs technologiques de la Silicon Valley, qu’ils qualifient de « liberaltarien » (ou « libéraltaire »). Ce terme désigne une élite économique dont les positions défient les clivages traditionnels gauche-droite : bien que progressistes sur la plupart des enjeux sociaux, fiscaux et globaux, ces acteurs deviennent farouchement opposés à toute régulation étatique dès qu’elle menace leurs entreprises.

L’étude s’appuie sur une enquête menée auprès de plus de 600 fondateurs et PDG de startups ayant levé des milliards en capital-risque, comparés à des donateurs politiques et à des citoyens ordinaires. Les résultats révèlent une paradoxale hybridation idéologique : les « liberaltariens » soutiennent massivement des mesures de redistribution (taxation des riches, programmes sociaux universels), adoptent des positions ultra-libérales sur les questions sociétales (mariage gay, avortement) et prônent un globalisme ouvert (libre-échange, immigration). Pourtant, sur le volet réglementaire, leur conservatisme dépasse celui des républicains traditionnels, s’apparentant même au libertarianisme pur, qui rejette toute intervention publique dans l’économie.

Cette dualité s’explique par leur statut unique : contrairement aux magnats industriels ou financiers du passé, les technopreneurs combinent une influence économique colossale (via des entreprises employant des centaines de milliers de personnes) à un pouvoir médiatique sans précédent, grâce à leur maîtrise des plateformes numériques. Leur capacité à mobiliser l’opinion publique — comme lors des campagnes contre les lois SOPA/PIPA en 2011, où Google avait incité des millions d’utilisateurs à contacter leurs sénateurs — illustre leur poids politique croissant. Par ailleurs, leur accès à des masses de données personnelles leur offre un levier supplémentaire pour façonner les débats, transformant l’information en arme d’influence.

Les implications pour la démocratie américaine sont majeures. Alors que les inégalités, la globalisation et l’automatisation redessinent les équilibres sociaux, cette élite technologique, à la fois progressiste et anti-régulation, pourrait imposer une vision où l’État social coexiste avec un capitalisme débridé. Leur ascension pose une question centrale : comment concilier leur engagement pour la justice sociale avec leur refus catégorique de contraintes sur leurs propres activités ? Leur influence grandissante, couplée à leur ambivalence idéologique, risque de reconfigurer les priorités des partis, notamment chez les démocrates, où leur poids financier et médiatique pourrait marginaliser des causes comme les droits des travailleurs ou la régulation des GAFAM.

L’étude souligne enfin un paradoxe fondateur : ces entrepreneurs, souvent perçus comme les champions d’un monde plus égalitaire et connecté, défendent en réalité un modèle où la protection sociale s’arrête là où commencent leurs intérêts économiques. Leur liberaltarisme incarne ainsi une nouvelle forme de pouvoir, à la fois porteuse de progrès sociétaux et de risques pour l’équilibre démocratique.